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Historia interculturalis |
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« Fenêtre » Takashi Naraha Clermont-Ferrand |
Thema:
Ostasien und wir |
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Face à l’Asie de
l’Est |
Last
update: 28.2.2006 |
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Cette page constitue le troisième volet de textes sur
les reflets de l’Asie de l’Est en Occident, les deux autres contenant des
analyses en langue allemande. |
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1. Victor Segalen et
l'herméneutique interculturelle par Wolfgang Geiger Zusammenfassung der Grundgedanken eines Beitrages für das
Kolloquium zum deutsch-chinesischen Exotismus der Universität Bonn 1990
(veröffentlicht 1995)*, überarbeitet und adaptiert für den französischen
Leser. Der Artikel erschien 1992 in den Cahiers
Victor Segalen, der Mitgliederzeitschrift der Association Victor Segalen.
(*Referenz siehe weiter unten rechts) |
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Victor Segalen et
l'herméneutique interculturelle par Wolfgang Geiger |
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Article
paru sous le titre « Victor Segalen et l’herméneutique interculturelle
aujourd’hui » dans les Cahiers Victor Segalen n°1/1992, pp.31-37. ©
1992/2006 W. Geiger |
Ce texte paru en 1992 dans le bulletin de l’Association Victor Segalen
donnait un résumé, modifié et adapté pour le lecteur français de l’époque,
des idées principales d'une intervention au colloque sur l'exotisme
sino-allemand de Bonn, en mai 1990, dont les actes sont parus en 1995.* Il s’agissait d’une exploration de l’œuvre de Segalen au-delà des
limites de l’histoire littéraire au sens étroit, à savoir d’une analyse d’une
herméneutique interculturelle apparaissant chez Segalen sous forme
esthétique. L’introduction rappelait brièvement l’importance accrue, se faisant
remarquer avec force à l’époque, de l’ethnologie comme science de référence
pour l’analyse des faits culturels, au détriment de la sociologie jusque-là
dominante. Cette introduction n’est évidemment plus actuelle aujourd’hui, en
revanche, l’analyse « culturaliste » de l’œuvre de Segalen n’a rien
perdu de sa pertinence. |
* „Victor Segalens Exotismuskonzeption
und ihre Bedeutung für die heutige Forschung“, in: Wolfgang Kubin (Hg.), Mein Bild in deinem Auge – Deutsch-chinesische Spiegelungen im 20.
Jahrhundert, Kolloquium der Universität Bonn,
21.-23.5.1990, Darmstadt (WBG) 1995, pp.43-81. |
[1] cf. Jean Cuisenier et Martine Segalen, Ethnologie de la France, coll. „Que sais-je ?“, en 1986. |
Depuis un certain temps, un
tournant épistémologique apparaît dans le domaine des sciences humaines et
des lettres : auparavant, l’analyse des faits culturels empruntait aux
catégories sociologiques, au point d’aboutir à une véritable sociologie de
la littérature : désormais, elle recourt de plus en plus à l’approche
ethnologique et anthropologique. Non seulement la sociologie est abandonnée
comme référence au profit de l’ethnologie, mais la seconde tend à se
substituer à la première : j’ai pu me rendre compte lors d’un colloque
sur l’ethnologie qui se tenait en Bretagne. Le fait est plutôt anecdotique,
mais chacun peut faire la même constatation en consultant, par exemple, le
petit volume sur l’histoire et la situation actuelle de l’ethnologie en
France, publié il y a cinq ans par Jean Cuisenier et Martine Segalen [1].
Tandis qu’en Allemagne le début de ce changement de paradigme date assez
précisément de la deuxième moitié des
années 70, en France on assiste à une évolution graduelle, qui
commence déjà avec l’application de la méthode de l’ethnologie
structuraliste à d’autres domaines des sciences humaines (grâce à
Lévi-Strauss), à la rencontre d’un autre courant structuraliste issu de la
recherche linguistique. Il faut noter aussi l’impact que les recherches
herméneutiques de Mircea Eliade ont eu en France et aux Etats-Unis,
d’ailleurs en concurrence avec le structuralisme. |
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[2]
cf. Tzvetan Todorov, Nous
et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris 1989 ; Julia
Kristeva, Etrangers à
nous-mêmes, Paris 1989. [3]
C’est Gloria Bien qui, à ma connaissance, a inauguré la recherche américaine
avec sa thèse Victor Segalen’s
Knowledge of Chinese Culture, en 1973. |
Ainsi, le centenaire de Victor
Segalen et le colloque consacré à son œuvre semblent bien avoir coïncidé avec
un tournant de pensée de l’esprit du public intéressé par
« l’exotisme », d’où le succès posthume de cette oeuvre. Cette
nouvelle orientation vers l’autre dans le monde scientifique et
intellectuel a certainement eu son premier apogée en 1989, avec la
publication plus ou moins parallèle des deux livres de T. Todorov et de J.
Kristeva [2]. Chez Todorov, ont peut voir là l’aboutissement d’une réflexion
commencée au moins sept ans plus tôt avec sa préface à la première édition de
la revue Extrême-Orient/Extrême-Occident, sous le titre
« Comprendre une culture : du dehors / du dedans ». Ce texte
débute par la constatation suivante : « C’est un fait de notre
modernité : l’Occident est de plus en plus conscient de ce qu’il ne peut
limiter légitimement le champ de ses investigations théoriques à l’horizon de
sa propre tradition culturelle. » Partie d’une nouvelle approche
comparatiste interculturelle, la revue éditée par l’Université de Vincennes
s’est d’ailleurs transformée au fil du temps en revue sinologique plutôt
« classique », au demeurant intéressante. Ce cheminement est
sympto-matique : il montre qu’en dépit des bonnes volontés, la capacité
de maintenir jusqu’au bout le principe d’une « réapplication » de.
La recherche xénologique à une recherche sur soi-même manque encore de
souffle. Depuis la grande monographie
d’Henry Bouillier, il a donc fallu attendre environ quinze ans pour que, dans
le monde entier, les recherches consacrées à l’œuvre de Segalen commencent à
foisonner [3]. L’exotisme ségalénien est considéré aujourd’hui comme le
paragdime de l’anti-colonialisme littéraire, non seulement parce que Segalen
en a été le précurseur – reconnu à ce titre, bien avant que le grand public
en prenne conscience, par des auteurs comme Michel Leiris, qui me l’a
confirmé lors d’une rencontre en 1983 – mais surtout parce que des œuvres
comme Les Immémoriaux et Peintures restent inégalées, même encore
aujourd’hui. |
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[4]
A propos de ces classifications terminologiques, on se réfère avec profit à
l’étude approfondie de Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur lr racisme et
ses doubles, Paris1987,
1990 (« tel » Gallimard).. [5]
En suivant volontairement ce concept de Roger Garaudy, développé dans son
livre du même titre, paru en 1977, et ultérieurement dans d’autres
ouvrages.( Ce qui n’a cependant pas empêché son auteur de se laisser aveugler
plus tard par l’obscurantisme des thèses antisémites négationnistes. W.G.,
2006). [6]
cf. Serge Latouche, L’occidentalisation
du monde, Paris 1989. |
Segalen a su pénétrer l’univers
d’une spiritualité étrangère, en rendre la vision du monde dans une
perspective littéraire et narrative. Confirmation en est donnée, pour le
monde chinois surtout, par le nombre toujours croissant de chercheurs
asiatiques ou d’origine asiatique dont les analyses, souvent très
rigoureuses, ne dissimulent pas l’enthousiasme que leur inspire l’œuvre de
Segalen. En effet, son concept d’exotisme est basé sur une éthique dont l’axe
central est le respect inconditionnel de la différence de l’autre. Ce qui ne
veut pas dire que Segalen n’ait pas, lui aussi, idéalisé la Chine : à
ses yeux, le bouddhisme était déjà un métissage défigurant la civilisation
chinoise originelle, telle qu’il la voyait résumée dans la statuaire si passionnément
analysée par lui. Certains, reconnaissons-le, voient s’amorcer, à travers
cet antiracisme anti-universaliste et différentialiste, un racisme de
séparation des cultures, voire d’ethnopluralisme « lepéniste », une
idéologie d’apartheid mondial – eux-mêmes préconisant l’antiracisme
universaliste / anti-différentialiste (et, ajouterai-je,
assimilationniste)[4]. En effet, on ne saurait concevoir une rencontre
interculturelle, ou un dialogue des civilisations [5], sans échange mutuel.
Ce n’est pas contre l’échange que Segalen s’est élevé (ce n’était pas son
propos) mais contre l’absorption de l’un par l’autre, face au colonialisme
de son temps et à l’uniformisation du monde, toujours à l’œuvre aujourd’hui
(une « occidentalisation du monde » [6] à laquelle manque
l’objectif d’instaurer une égalité sociale et économique). Dans cette
situation, Segalen a rigoureusement pris parti pour l’autre, menacé dans son
identité. Il a même, on le sait, défendu la dynastie mandchoue, bien qu’il la
considérât déjà comme une domination étrangère, dans la mesure où elle était
intégrée à la Chine et donc « autochtone » face à l’infiltration de
la vie politique chinoise par un Occident avide « de voir un beau pays,
et riche alors, s’ouvrir aux lumières du progrès », comme Segalen le
fait dire au Français Jarignoux dans René Leys. Cependant Segalen ne
nous a pas laissé quelque docte traité sur la question. Ses réflexions
théoriques, liées pour la plupart aux ébauches de son Essai sur
l’Exotisme, reviennent toujours au domaine littéraire et à l’exotisme
comme esthétique d’une « manière de concevoir autre ». Ce
serait donc une erreur, aussi bien de négliger l’aspect littéraire, que de
considérer uniquement celui-ci. En effet, l’exotisme ségalénien constitue par
avance une solution à un problème que l’ethnologie se posera beaucoup plus
tard, à savoir : comment comprendre et expliquer de manière adéquate
une vision « exotique » du monde à travers une perception, une
pensée, une langue, un discours à l’occidentale. Les ethnologues de l’époque
analysaient l’autre à travers leur propre grille de perception, soit en
réduisant l’inconnu à du connu, soit en expliquant la différence irréductible
aux schémas connus par une juxtaposition à ces schémas mêmes, qui restaient
toujours la référence irréfutable – c’est toute l’histoire de la
« pensée pré-logique » de Lévy-Bruhl, par exemple. Segalen, lui,
voulait rendre cette altérité sans l’expliquer par un métalangage faussement
objectif. Contre la fausse objectivité, il ne voulait nullement être
objectif, mais opposer une autre subjectivité à la nôtre. |
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[7]
Victor Segalen, Lettres de Chine, 3/10/1909, Pans 1967. [8] Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, note du 11/12/1908, Ed. Fata Morgana, 1978, p. 25. [9] Lettre à Yvonne
Segalen (2/8/1909), Lettres de Chine, p. 121. [10]
Cf. ses réflexions « Sur une nouvelle forme du roman » publiées en
annexe au livre de Henry Bouillier, Victor Segalen, 1961, nouv. Ed. Revue et augm. 1986. [11]
Ho Kin Chung, L’itinéraire
chinois de Victor Segalen, thèse de Ille cycle, Université de Paris
IV (Sorbonne), 1981, p. 66. [12]
Essai sur l’exotisme, 11/12/1908. [13]
Victor Chklovski, La
résurrection du mot (Voskresenie slova, 1914), Paris 1985. p. 64. [14]
La résurrection du mot, p. 72. [15]
A ce propos je me permets de renvoyer le lecteur intéressé à ma communication
au colloque sur l’exotisme organisé par l’Université de la Réunion, en mars
1988 : L’exotisme comme moyen de
transfert esthétique dans « Les Immémoriaux » de Victor Segalen, in :
Alain Buisine/Norbert Dodille (dir.), L’Exotisme, Cahiers CRLH-C1RAOI N° 5/1988
(Diffusion : Didier-Erudition). [16]
cf. Victor P. Bol, Lecture de « Stèles » de Victor Segalen, Paris 1972. [17]
Dans un article dont je n’ai pas trouvé de traduction française, cité en
allemand par Hans Günter, Struktur als Prozess, Munich 1973, p. 38. [18]
cf. André Nakov, dans sa préface à La résurrection du mot, de V. Chklovski,
op. cit., pp. 28 & 33. |
C’est pourquoi Segalen a choisi
l’approche esthétique pour communiquer la perspective de l’autre d’une façon
différente, voire d’une façon opposée au discours philosophique ou
scientifique, logique ou conceptuel. On sait qu’il a trouvé chez Gauguin non
seulement l’engagement auprès des Maori opprimés, mais surtout la méthode
artistique qu’il a consciemment appliquée à la littérature. Brillamment
adoptée pour Les Immémoriaux, elle a produit un roman difficilement
compréhensible pour les esprits de l’époque –même s’il en fut question pour
le prix Goncourt. Il n’est que de se référer au critique qui, dans le Mercure
de France du 16 novembre 1907, exprimait ainsi ses convictions :
« II est certain qu’on ne peut pas attendre de la foule une rapide
compréhension d’un roman ethnographique » et concluait :
« Les Maori du temps de Cook valaient-ils mieux que ceux de
maintenant ? Ils ont probablement changé de peau, mais point d’âme, en
supposant que ces être primitifs aient pu en avoir une ! » – Pauvre
Segalen ! Mais finalement, il n’a peut-être pas été surpris, d’après ce
qu’il dit à Gilbert de Voisins deux ans plus tard : « Décidément,
c’est un livre de « seconde lecture », comme cela a toujours été
mon opinion ». [7] A l’encontre de la compréhension rapide et donc
fausse de l’autre, il préconisait délibérément le choc de l’incompréhension :
« L’exotisme n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même
qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une
incompréhensibilité éternelle. » [8] La vision exotique du monde,
Segalen l’a d’abord rendue par la perspective narrative de ses romans, en
l’occurence Les Immémoriaux
et Le Fils du Ciel. Ce dernier était, on le sait, conçu dès le
début entièrement à partir du personnage de l’Empereur : « Tout
sera pensé par lui, pour lui, à travers lui. (…) Car tout, en Chine,
redevient sa chose. Il est partout, il sait tout et peut tout. (…) »
[9]. Mais il finit par juxtaposer à la perspective de l’Empereur celle de
l’annaliste et, au lieu d’un Souverain omnipotent, il met en scène un
monarque impuissant, ignorant tout ce qui se passe hors de sa cage dorée,
prisonnier de son propre rôle, comme il est dit plus tard dans René Leys, mais
aussi victime de la décomposition rapide du pouvoir impérial à l’intérieur et,
à l’extérieur, face aux Occidentaux. La perspective narrative traduit ici
doublement la vision étrangère du monde : Segalen a consciemment évité
d’y introduire un narrateur caché – « personnage haïssable de tout
roman » dit-il [10] – et surtout un narrateur européen. Sa critique du
regard colonial sur l’exotique et de la fausse omniscience du narrateur
–fausse parce que fictive – relie une fois de plus l’éthique à l’esthétique.
Ensuite, la vision singulièrement restreinte de l’Empereur, dans le roman,
traduit symboliquement la perte de la saisie de la Chine traditionnelle sur
le réel. Comme dans Les Immémoriaux, il a su créer une atmosphère
autochtone authentique, telle que « le lecteur chinois de l’œuvre
française a donc constamment le réflexe d’imaginer ce que serait le texte
chinois dont les pages françaises apparaissent comme le reflet. » [11]
Si Segalen, dans René Leys, contrairement à ce principe exotiste,
adopte la perspective occidentale à travers un personnage prétendument
autobiographique – il porte le nom de l’auteur – c’est pour écrire à la fois
une parodie du roman colonialiste (surtout opposé aux Derniers jours de
Pékin, de Loti) et une parabole sur la situation de l’ethnographe dans un
pays exotique. L’éthique se traduit donc
par une esthétique- « la présentation directe de la matière
exotique par un transfert opéré par la forme. » [12] Or, cette notion de
forme qui devient particulièrement importante pour Segalen pendant
son séjour en Chine, n’a rien de superficiel, d’extérieur pour lui ; il
ne la conçoit pas comme opposée au contenu ni comme déduite de
celui-ci, d’après l’esthétique idéaliste de l’époque. Il s’agit plutôt d’une
matérialisation de la perception inhérente à l’objet d’art. Ceci est exprimé
très clairement à propos des stèles chinoises que Segalen a rencontrées en
1909 et dont l’analyse apparaît, le 12 septembre, à Houa-yin-miao, dans le
carnet qui deviendra le recueil Briques et tuiles. L’importance de ces
réflexions pour les Stèles et plus généralement pour l’exotisme de
Segalen pendant la période chinoise a déjà été évoquée si souvent que je ne
m’y attarderai pas ici. Mais le concept de la forme chez
Segalen est trop proche de ce qu’on entend aujourd’hui par structure pour
ne pas s’en étonner. En fait, on est frappé par le parallélisme qu’il offre
avec le concept de la forme développée au même moment par le formalisme
russe, berceau du structuralisme moderne. Le point de départ du formalisme
était la prééminence de la forme sur le contenu dans le processus de la création/réception
littéraire, en rupture avec l’opinion courante selon laquelle le sens (le
message) d’une œuvre se révélait surtout, sinon uniquement, par le contenu,
la forme n’étant que le moyen adapté à ce but. Contre cette conception, les
formalistes affirmaient l’autonomie (relative) de la forme et son importance
pour la réception, donc la compréhension, d’une œuvre. Le futurisme leur en
donnait des exemples. Avec La résurrection du mot, petite étude sur le
langage poétique, publiée en 1914, Victor Chklovski inaugure le formalisme
avant même l’apparition du mot. Il y distingue ainsi le langage poétique du
langage quotidien : « La perception « littéraire » est
celle dans laquelle on ressent la forme (et peut-être autre chose que la
forme, mais celle-ci à coup sûr) » [13]. Analysant la résurrection du
mot poétique dans le futurisme russe, l’auteur souligne le fait que, parmi
les processus adoptés pour créer des mots « dérivés » et
« détournés », il y a aussi le retour à l’étymologie :
« Les futuristes forgent un mot nouveau à partir d’une racine ancienne
(…) » [14]. Cela rappelle les transformations stylistiques de la langue
française, en particulier dans Les Immémoriaux [15] et dans Stèles [16] et surtout s’intègre dans le mouvement général des
avant-gardes artistiques de l’époque, dont le modernisme empruntait à
l’esthétique non-occidentale et non-réaliste, comme « l’art
nègre », ou archaïque, préréaliste. Un peu plus tard, Chklovski en est
arrivé à postuler l’inversion provocatrice de la conception idéaliste de
l’art en disant : « C’est la forme qui détermine le contenu. »
[17]. Il semble avoir ici été fortement influencé par Kroutchenykh, théo
ricien futuriste important, dont il a repris ailleurs le théorème :
« Une forme nouvelle engendre un contenu nouveau. » [18]. |
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[19]
Dans « La marche du cheval », cité par A. Nakov, loc. cit., p. 22. [20]
Victor Segalen, Btriques
et tuiles, « Temple
de l’Agriculture », 7/7/1909, Ed. Fata Morgana, 2ème éd. 1987. [21]
cf. Victor Segalen, Feuilles
de route, 2ème
partie, in : Le Nouveau Commerce 44, automne 1979, p.118 suiv. – Victor
Segalen, Equipée, chap. 23. [22]
Victor Segalen, Stèles,
Peintures, Equipée,
Paris 1955. |
Je ne développerai pas davantage cette
comparaison, n’étant nullement spécialiste, ni du formalisme, ni du
structuralisme ; je constate simplement une certaine coïncidence avec la
pensée ségalénienne, que je suis encore loin de pouvoir expliquer, si ce
n’est par une inspiration commune venue du symbolisme. Je ne peux pourtant
pas m’empêcher d’évoquer un autre parallélisme, qui me semble important, avec
la conception de « l’art comme procédé », titre d’un essai de
Chklovski (1917) : il ne conçoit pas seulement un formalisme évolutif,
non statique, de la création artistique, principe aboutissant plus tard à la
formule de la « structure comme procédé » (reprise par H. Günter),
mais également un principe de la réception relevant d’une véritable
philosophie herméneutique : « Les phénomènes ne sont entièrement
compréhensibles que quand nous sommes en mesure de comprendre le processus de
leur apparition. » [19]. N’est-ce pas la même approche que celle de
Segalen face aux monuments chinois qu’il rencontre en parcourant la Chine, en
1909 et 1914, lorsqu’il note : « Le geste est plus beau que l’objet
(…) Il faut réinventer le geste immense et impérial » [20], ce qu’il
fait en dessinant les statues, leur rendant vie, comme on peut le lire dans
les Feuilles de route ou dans Equipée [21]. Ce qui aboutit au projet de Peintures, ainsi
présenté au lecteur dans la préface : « (…) voir, comme il en est
question ici, c’est participer au geste dessinant du Peintre : c’est se
mouvoir dans l’espace dépeint ; c’est assumer chacun des actes
peints. » [22] C’est par ce procédé unique dans
l’histoire littéraire qu’il amène le lecteur européen à comprendre la
peinture chinoise : non à travers une réflexion théorique sur l’histoire
de l’art chinois – comme il en avait eu, semble-t-il, le projet initial –
mais à travers le processus esthétique même, dans une véritable
herméneutique inter-culturelle. |
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W. Geiger |
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Pour citer ce texte : Wolfgang Geiger, « Victor
Segalen et l’herméneutique interculturelle », www.historia-interculturalis.de,
2006. Version revue et adaptée du texte paru en 1992 sous le titre
« Victor Segalen et l’herméneutique interculturelle
aujourd’hui » dans les Cahiers
Victor Segalen n°1/1992, pp.31-37. |
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